Récit du drame par Georges
BLOND, extrait de son ouvrage:
"La grande aventure des Océans"(15)
Le 22 décembre 1952, le Champollion à la suite d'une erreur
de navigation due à la mise en service du nouveau phare de l'aéroport de
Beyrouth, vient s'échouer sur les brisants à 200 mètres de la plage de la
capitale du Liban. C'est le récit de ce drame, conté par Georges BLOND que je
vous propose de lire ci-dessous. Sur la page du Champollion vous pouvez trouver
des photos qui vous permettront de mettre des images sur le texte ci-dessous.
....
A quatre heures du matin, le 22 décembre 1952, par une nuit
peu claire, vent de sud-est force 6, l'officier de quart sur la passerelle du
paquebot Champollion, appareillé la veille au matin d'Alexandrie aperçut ainsi
la lueur du feu de Ras-Beyrouth et, conformément à l'ordre inscrit sur le
journal de bord, il envoya aussitôt un matelot prévenir le capitaine Bourdé
commandant du bord. Voici un extrait de la suite du journal de bord, rédigé par
le capitaine Bourdé :
« A quatre heures cinq, on me prévient que le feu de
Ras-Beyrouth est en vue. A quatre heures quinze, je vérifie par moi-même que le
feu, dont on n'aperçoit encore que la lueur, montre un éclat blanc toutes les
trois secondes, en bonne direction, c'est-à-dire légèrement notre droite. »
On fait donc route sur ce feu.
A cinq heures quinze, le radar mis en route, mais donnant
des es assez imprécises, nous place à 9,5 milles de la terre. A cinq heures
trente-cinq, mis paré à manoeuvrer. »
Soudain, à cet instant, une lueur verte apparaît entre les
éclats du feu. Et presque aussitôt apparaît, plus à gauche, le véritable feu de
Beyrouth, tout à fait reconnaissable. Le phénomène optique (période verte
paraissant blanche de loin) a joué. Et le capitaine vient de comprendre que son
navire ne faisait pas route sur l’entrée du port.
« Réduit la vitesse, puis mis machine en arrière toute.
Cinq heures quarante-cinq, aux toutes premières approches du jour, aperçu des
brisants légèrement sur bâbord avant. Ressenti presque aussitôt une première
secousse légère suivie peu après de plusieurs secousses sur notre côté bâbord,
ébranlant très fortement le navire. »
Le Champollion était un paquebot de 12 500 tonneaux,
vingt-huit d'âge, mais rajeuni en 1933, pouvant filer 18 noeuds Il avait
appareillé de Marseille le 15 décembre 1952 avec 120 hommes équipage et 111
passagers, dont 98 pèlerins à destination de Jérusalem. Il avait pris des
passagers à l'escale d'Alexandrie.
Les passagers avaient, eux aussi, entendu et senti les
secousses qui ébranlaient le navire. Ces chocs les avaient même éveillés et ils
étaient encore immobiles sur leurs couchettes, se posant des questions. « Tu as
entendu '? Comment n'aurais-je pas entendu ? On n'entend plus rien. C'est
peut-être une collision. » Ils tournèrent le commutateur à la tête de leur lit.
Dieu merci, il y avait de la lumière. « On n'entend plus les machines, nous
sommes stoppés. Nous sommes peut-être échoués Nous sommes peut-être rentrés dans
le quai en arrivant à Beyrouth. Quelle heure est-il ? »
Un instant plus tard, des hommes et des femmes, manteau ou
veston sur leur vêtement de nuit, se pressaient sur le pont.
« Mais nous sommes échoués ! Regardez, la terre est tout
près, regardez les maisons. Je te dis que c'est Beyrouth. Oui, mais nous ne
sommes pas dans le port. Regardez, il y a des fenêtres qui s'allument. »
Scène étrange dans le crépuscule du matin. On voit en effet
les maisons sur le rivage, les hauts immeubles des hôtels des quartiers neufs,
et des fenêtres allumées trouent la demi-obscurité. Le Champollion est inerte
sur les brisants, à deux cents mètres de la plage. Un vent froid souffle dans le
demi-jour et les vagues aux crêtes immenses semblent arriver à toute vitesse sur
le navire, on les entend déferler avec bruit sur le flanc tribord. Des femmes
commencent à gémir et des enfants pleurent. Et soudain, un grand silence suivi
d'une rumeur : toutes les lumières du bord viennent de s'éteindre.
Sur la passerelle, le capitaine Bourdé écoute le pessimiste
rapport du second capitaine et du chef mécanicien qui viennent d'inspecter
rapidement les fonds. Le Champollion s'est échoué, s'est crevé sur deux pointes
de rocher. Les voies d'eau sont énormes, les machines et les dynamos sont noyées
; les pompes sont inutilisables.
- Le bateau risque de se coucher complètement, dit le chef
mécanicien
Sur le pont incliné, les officiers font de leur mieux pour
rassurer :
- Nous allons être secourus très vite, voyez tout ce monde
sur la plage.
Maintenant il fait assez jour pour qu'on voie l'affluence
sur le rivage, elle s'accroît sans cesse, la plage va bientôt être noire de
monde ; on saura plus tard que le président de la République libanaise M.
Camille Chamoun est là, entouré de son gouvernement et dirigeant les secours.
Quels secours ? Il faut se représenter exactement la situation. J'ai parlé de la
difficulté de mettre à la mer les embarcations de sauvetage d'un navire qui fait
naufrage en prenant de la gîte. Ici, c'est pire. Réussirait-on à affaler un
canot, il aurait quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de se briser aussitôt...
sur les brisants où la mer écume. Alors que faire ?
Un moyen classique de sauvetage en pareil cas est
l'installation d'un va-et-vient : une aussière tendue entre le navire et la
terre permet de faire aller et venir une « bouée culotte » dans laquelle
s'assied le naufragé ; une seule personne transportée à chaque voyage ; long
mais sûr. Une aussière c'est gros et lourd. La première manoeuvre consiste donc
à envoyer un filin moins lourd à l'extrémité duquel on attache l'aussière
- Regardez, les pompiers de Beyrouth ont installé sur la
place un canon porte-amarre. Ce sont eux qui vont nous envoyer le filin.
On n'entend pas le bruit du petit canon, à cause du
mugissement du vent et de la mer. Mais on voit le filin jaillir, mince serpent
qui se détache sur le ciel. Il serpente très haut, trop haut, se courbe,
repoussé par le vent violent, il se courbe encore et tombe - à plus de cent
mètres du navire. Si vous avez entendu sur un stade la clameur désappointement
qui suit l'échec du coup au but, mêlez à ce bruit des gémissements de femmes et
des imprécations de colère, vous avez une idée du concert qui s'élève du pont
incliné du Champollion.
- Rien n'est perdu, disent les officiers du bord. On va
manoeuvrer dans l'autre sens. Un canot va porter un filin à terre.
Un canot, quel canot ? Nous croyions que mettre une
embarcation à la mer était impossible. Ça l'est, en effet, s'il s'agit d'un
canot plein de passagers ; s'il contient des matelots habiles et courageux,
c'est autre chose. Le capitaine Bourdé veut tenter cette chance.
- Je demande des volontaires.
L'équipage compte soixante matelots de pont. Ceci n'est pas une invention :
soixante se portent volontaires. On en choisit sept, tous célibataires. On
affale la plus petite embarcation du bord et, miracle, elle ne se fracasse pas
contre le navire, elle s'éloigne, on a l'impression qu'elle vole au-dessus des
brisants. Les copains observent avec compétence :
- Vent et mer au cul, comme ça ils vont réussir, nom de
Dieu
L'embarcation entraîne le filin sur lequel on frappera (auquel
on attachera) la grosse aussière.
- Regardez, ils vont arriver. Et ceux de la plage ont
compris, ils les attendent.
De la côte, en effet, soldats, pompiers et marins libanais
se formaient en une espèce de flèche dont la pointe s'avançait dans la mer.
- Ah, le canot se met en travers ! Le rouleau le prend, ça
y est, il chavire ! Misère !
Non, pas misère. Le canot a chaviré, mais ses occupants
n'ont pas lâché le filin et les sauveteurs du rivage le prennent, le contact est
enfin établi. A l'extrémité du filin resté à bord, les marins du Champollion
attachent l'aussière qui servira au va-et-vient, et le filin, déhalé du rivage,
commence à entraîner ce lourd serpent d'acier.
Commence, puis s'arrête. Seulement vingt mètres d'aussière
en acier pèsent un poids énorme et les sauveteurs du rivage ne pourront jamais
en déhaler à bras deux cents mètres. Il faudrait un treuil, mais il n'y a pas de
treuil sur la plage. Va-t-il falloir renoncer ? Non, un militaire a une idée :
- Un char. Un char d'assaut a largement la force de
traction d'un treuil.
On va chercher un char. Quelle heure est-il maintenant, dix
heures ? Dix heures et demie déjà ? Sur leur pont incliné, balayé du vent qui
porte les embruns jusqu'à leur visage, les passagers du paquebot suivent avec
anxiété la manoeuvre qui leur semble interminable. Ils voient un char arriver
sur la plage, ils se demandent pourquoi, les officiers leur expliquent. Il va
tirer sur le filin pour amener l'aussière à terre, bon. Et en effet, on voit ce
char jaune sur le sable plus clair de la plage, il remonte la pente, patine un
peu sur une dune, repart courageusement, la ligne se tend de nouveau.
Trop d'à-coups. Un char ne tire pas régulièrement comme
ferait un treuil. Soudain, on voit un nouveau serpent voler dans le ciel : c'est
le filin qui s'est rompu. Désolation. Mais cette fois, les passagers n’ont pas
le temps de se lamenter longtemps. Un froissement jamais entendu, un éclat, un
craquement : le bateau se casse en deux, ou du moins il commence à se casser en
deux, le pont s'entrouvre : on voit une crevasse bien droite, profonde, pas
encore très large : deux mètres environ. Un tel phénomène impressionne à la
manière d'un tremblement de terre. Dans la stupeur éclate la voix énorme d’un
haut-parleur : - Abandonnez l'arrière, tout le monde à l'avant. Les matelots
aideront les passagers. Que tout se passe en ordre et il n'y aura aucun danger.
- Il n'y avait plus de courant à bord mais le capitaine
Bourdé parlait dans un mégaphone à piles, a raconté un officier. Il n'y a pas eu
d'affolement, beaucoup grâce à l'équipage qui a aidé les passagers avec
dévouement. Les deux cents passagers se sont trouvés dans la salle à manger.
Personne ne souffrait de la faim car les stewards ont apporté des aliments
froids, mais tout le monde avait soif car les caisses à eau étaient crevées et
les boissons hors d’atteinte dans des compartiments envahis par la mer. Et
surtout, ceux qui ne s'étaient pas assez vêtus grelottaient.
Ces assoiffés tremblant de froid pouvaient voir à deux
cents mètres d'eux la fumée des cuisines roulantes installées sur la plage et
les piles de couvertures qu'on sortait des autos de la Croix-Rouge
Surprenant supplice de Tantale, et comment tout cela
va-t-il finir ? Le radio du bord vient de rendre compte au capitaine Bourdé
qu'il a reçu deux messages : le croiseur britannique Kenya et le vapeur français
Syrie annoncent qu'ils font route pour secourir le Champollion. Que pourront-ils
? S'approcher suffisamment pour se jeter, eux aussi, sur les brisants ?
Le journal de bord du commandant Bourdé porte deux
indication succinctes : « Envoyé à terre la baleinière pour tenter d'établir un
va-et-vient. Autres tentatives vers treize heures trente et quinze heures trente.
» La première tentative, je viens de la raconter. Les deux autres fois, le canot
s'est écrasé sur un récif, les matelots soutenus par leur brassière de sauvetage
ont regagné le bord à grand-peine ; sauf un, qui s'est brisé le crâne contre un
rocher, et on a vu son cadavre dériver.
Les passagers n'ont pas suivi fiévreusement ces deux
tentatives Entassés dans la salle à manger, ils se taisent, mornes et abattus.
Beaucoup de femmes n'ont même plus le courage de consoler les enfants qui
pleurent. Or, il y a à bord un nain, un nain de cirque très gentil, très humain,
qui fait un peu le pitre pour amuser les enfance les rassurer. Etrange naufrage.
Et les sauveteurs sont là sur la plage, à deux cents mètres, impuissants. Le
jour baisse.
Pourquoi n'envoie-t-on pas des embarcations depuis la terre
? Pour la même raison qui empêche d'en envoyer du Champollion les brisants. Des
passagers commencent à comprendre qu'un navire sombrant en mer aurait plus de
chances d'être secouru que ce paquebot blessé, échoué dans ces récifs. Le
Champollion est comme pris dans un piège. La nuit tombe, sous un déluge de pluie
glacée qui chasse les sauveteurs de la plage.
Dans tous les naufrages, des gens prient. A bord du
Champollion, se trouve le R.P. Lechat, qui emmène cinquante-sept pèlerins en
Terre .sainte. Ces hommes et ces femmes vont passer une partie de la nuit en
prières, et d'autres passagers se joindront à eux. Bien avant le jour, tout ce
troupeau finit par s'endormir.
Les lames affouillaient sous la coque, autrement dit elles
retiraient le sable de sous le navire d'où augmentation du danger de cassure
complète et de chavirement. A l'aube du 23 décembre, la gîte du Champollion
atteint cinquante degrés. Cinquante. Dessinez un carré, tracez une diagonale,
elle n'est inclinée qu'à quarante-cinq degrés. Le Champollion n'est pas en train
de sombrer, mais ses passagers sont dans une position suprêmement inconfortable.
Et d'une certaine manière, ridicule. Le croiseur britannique Kenya et un
remorqueur italien sont là bien visibles, à quelques centaines de mètres au
large. Les brisants leur interdisent de s'approcher. Les passagers du
Champollion voient qu'avec le jour la plage de Beyrouth s'est repeuplée, mais
que peuvent les sauveteurs, que peuvent-ils de plus que la veille '? La mer est
encore plus forte, le vent plus violent.
- Commandant, les passagers n'en peuvent plus, leurs nerfs
vont craquer. Ceux qui savent nager veulent se jeter à la mer.
L'homme qui parle est le R.P. Lechat, le berger des
pèlerins de Jérusalem.
- C'est une folie, dit le capitaine Bourdé, il y a cinq
mètres de creux. Avez-vous déjà vu des gens nager avec cinq mètres de creux ? -
Avec une brassière de sauvetage. - Même avec une brassière. Et vous voyez, là-bas,
pas très loin du rivage, cette tache sombre ? C'est une nappe de mazout. Le
mazout dont j 'ai délesté le navire pour diminuer les risques d'incendie. Un
nageur s'y asphyxierait. Vous n'avez pas lu de récits de guerre ? -- Mes deux
nièces veulent absolument tenter l'aventure. Ce sont deux très bonnes nageuses,
deux championnes.
Les voici : elles sont là, déjà prêtes, résolues :
Françoise et Denise Landais, des jumelles de vingt et un ans.
-- Commandant, vous ne pouvez pas nous empêcher.
Le capitaine Bourdé hausse les épaules, donne un ordre. Des
matelots passent une échelle par-dessus le bastingage, les deux jumelles
descendent, elles plongent dans la mer démontée. C'est vrai que ce sont de
bonnes nageuses. Les passagers cramponnés au bastingage fantastique oblique les
voient qui montent et descendent dans les vagues. Chaque fois qu'elles
gravissent une pente de ces collines liquides, on croit qu'elles vont
redescendre en arrière, mais elles passent de l'autre côté de la vague.
Elles s'approchent de la plage, elles vont arriver. Vingt
minutes pour nager deux cents mètres, ce n'est pas un temps olympique, mais
allez le faire avec cinq mètres de creux ! L'exemple d'énergie donné par les
jumelles Landais est magnifique. Mais, d'une autre manière, dangereux.
- Vous voyez que c'est possible d'aller à la nage ! Allons-y,
J'y vais.
- Moi aussi, moi aussi.
Dans l'heure qui suit, soixante-dix passagers se jettent
volontairement à la mer et commencent à nager vers le rivage. Bilan : quinze
morts, noyés ou tués contre les brisants ou asphyxiés dans le mazout A la suite
de quoi, le capitaine Bourdé a donné un contre-ordre.
- Plus personne ne quittera le bord. Le temps peut
s'améliorer et permettre notre sauvetage.
- Mais quand, commandant ? Les vivres sont épuisés et
surtout il n'y a rien à boire. Des enfants sont en danger.
- J'ai fait demander des vivres par signaux à bras. Des
avions vont nous en envoyer. Tenez, les voilà !
Et c'est encore vrai. Dans le ciel gris sombre, dans le
vent furieux quatre avions approchent, ils tournent au-dessus du navire comme
des goélands, ils plongent ; des matelots courent sur le pont pour ramasser les
sacs qu'ils ont largués. Malgré les rafales, sur sept sacs de nourriture, six
sont tombés sur le pont. Ils contiennent aussi de la boisson ; pas en bouteilles,
sous forme de glace. Les stewards les cassent et distribuent la glace en même
temps que du pain, du sucre du chocolat, des conserves.
Combien de temps vont pouvoir tenir ainsi les passagers du
Champollion, assiégés sur leur épave, ravitaillés par air ? Et si le paquebot se
couche complètement, se brise complètement, se disloque, jetant la mer son
troupeau épuisé ? Des naufragés mourant tout près de la terre, cela s'est déjà
vu.
Avant même d'avoir été en vue du (faux) feu de Ras-Beyrouth,
Champollion avait signalé par radio son approche au capitaine du port. Un peu
avant cinq heures du matin, le bateau-pilote avait appareillé pour se rendre au-devant
du paquebot. Les bateaux-pilotes appareillent par n'importe quel temps. Celui de
Beyrouth étai propriété de deux frères, Radwan et Mahmud Balpajy. Ces deux-là
n'avaient peur de rien. On les avait vus accoster des navires par mer démontée,
se hisser comme des acrobates aux échelles lancées du pont. Une telle acrobatie
était pour eux une routine.
Mais ils n'avaient pas rencontré le Champollion à l'endroit
prévu. Au lieu de cela, ils l'avaient aperçu déjà blessé à mort sur ses brisants.
Tous les détails qui précèdent ont déjà fait comprendre qu'il n'était pas
question pour eux de s'approcher du paquebot. Le bateau-pilote était revenu au
port.
Pendant toute la journée du 22 décembre 1952, les deux
frères Balpajy restèrent sur la plage, assistant aux tentatives infructueuses
pour établir un va-et-vient. Quand la nuit tomba sur cette journée lugubre, le
président de la République libanaise leur dit:
- Je vous confie la direction du sauvetage.
- Merci, monsieur le Président.
Certaines promotions peuvent vous empêcher de dormir. Les
deux frères se représentaient très exactement la situation du Champollion. il
était maintenant clair que pour sauver ses passagers, il y avait une solution et
une seule : aller jusqu'à lui. L'accoster. L'accoster du côté du large était
impossible à cause de sa position follement inclinée et aussi parce que le vent
et la mer poussaient vers la terre avec une grande force. On se serait brisé
contre l'épave.
- Alors, dit Radwan, il faudra l'accoster de l'autre côté.
Sous le vent à lui.
- En passant sur les brisants ?
- Oui.
La résolution était prise. Radwan ajouta qu'après tout, le
vent pourrait très bien diminuer de violence pendant la nuit. On sait déjà qu'au
contraire, il soufflait encore plus fort au matin du 23 décembre. Le bateau-pilote
à moteur des frères Balpajy appareilla une première fois au début de cette
matinée mais, drossé par la tempête, il dut virer de bord avant d'être arrivé à
proximité du Champollion. Il appareilla une deuxième fois vers onze heures.
Les frères Balpajy ne tenaient qu'un journal de bord
sommaire et ils n'ont pas raconté dans le détail comment ils avaient pu aller
accoster le Champollion sans s'écraser sur les rochers. On peut comprendre qu'il
s'est agi d'une manoeuvre aussi habile que courageuse, pour tout dire d'un petit
chef-d'oeuvre maritime. Et cette rnanoeuvre a été répétée trois fois ; la
seconde et la troisième fois, Radwan et Mahmud Balpajy ont été aidés par leur
jeune frère Salah, venu participer au sauvetage avec un autre bateau à moteur.
Je ne répugne pas du tout à répéter les noms de ces marins, décorés par la suite
du Mérite maritime et, je crois, de la Légion d'honneur.
Un lieutenant du Champollion dit: « Le bateau-pilote
arrive. » Ceux des passagers qui escaladèrent le pont pour aller se cramponner
au bastingage regardèrent d'abord vers le large, puis vers la terre. A leurs
cris, d'autres vinrent les rejoindre. Plus personne ne sentait le vent ni le
froid. Le petit bateau, dansant sur les vagues vertes, piquait du nez, remontait.
Il dansa un peu moins lorsqu'il arriva sous le vent du Champollion. Il
paraissait petit aux passagers qui, un instant plus tard, aidés par les matelots,
certains presque portés par eux, descendirent l'échelle du pilote.
Le capitaine Bourdé ne disait rien, regardant avec
inquiétude les taches d'écume qui se formaient sur les brisants, là où la mer
déferlait. Les pilotes libanais se montrèrent ce jour-là tout à fait dignes de
leurs ancêtres phéniciens. Les deux petits bateaux des frères Balpajy firent en
tout sept voyages. Dix-sept personnes avaient trouvé la mort au cours de ce
naufrage, presque toutes, on l'a vu, pour avoir voulu gagner la terre à la nage.
Le capitaine Bourdé refusant de quitter son navire, Radwan
Balpajy monta vers lui sur le pont oblique et s'adressa à lui en très bon
français mais comme avec une musique orientale
- Que Dieu soit avec vous ! Je vous apporte le salut de mon
père je lui ai juré de vous ramener. Voulez-vous que mes hommes et moi nous
périssions à cause de vous ? Nos vies sont entre vos mains et aussi celles de
vos hommes qui sont à mon bord. Je ne les ramènerai pas à terre sans vous. Alors
ce que vous ferez sera bien fait.
Le capitaine Bourdé le suivit.
.....
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